La polenta
Au palais Sagredo, à Venise, Pietro Longhi a peint La Chute des géants. La fresque date de 1737. Le peintre avait trente-trois ans, et si sa technique, peaufinée à l’école bolognaise d’Antonio Balestra, s’y révèle impeccable, le sujet prête à sourire par son ambition même. Personnages musculeux, barbus et chevelus, anges dodus volant dans un ciel bleu laiteux avec une expression de terreur extatique, nuages menaçants, grands oiseaux noirs, Jupiter angoissant tenant la foudre dans ses mains et la colère au fond de son regard.
Tout cela s’inscrit sans effort dans les ors du palais.
Six ans plus tard, Longhi peint un petit tableau de soixante et un centimètres sur cinquante : La Polenta. C’est au fond d’une cuisine. Quatre domestiques. Deux jeunes hommes, vêtus de marron et de noir au premier plan. L’un, assis sur un tabouret, joue de la mandoline. Tout dans son attitude désinvolte trahit le séducteur léger, moqueur. A ses côtés, son compagnon semble bien différent. Sourire naïf aux lèvres, la main reposant sur la cuisse, plus proche de la table, il est tout engourdi, dans une béatitude qui doit venir un peu de la musique, beaucoup de la polenta que la servante est en train de déverser dans un plat sous son nez, et plus encore de son attrait pour la servante elle-même. Une seconde jeune femme, le balai à la main, s’est arrêtée de travailler pour contempler le plat, le coude nonchalamment appuyé contre un bahut.
Les personnages ne se regardent pas, mais on sent que les couples virtuels s’accordent ainsi : la balayeuse avec le mandolinier, le ravi avec la cuisinière. Les deux jeunes femmes sont vêtues de clair à l’arrière-plan, autant que les garçons de sombre. Mais c’est la matière presque liquide de la polenta qui cristallise le moment. Longhi l’a saisie brûlante dans son écoulement. C’est un tableau qui sent la polenta. Il y a l’idée de plaisir dans le marivaudage des personnages autour de la table. Peut-être aussi, plus infime encore, l’idée du bonheur dans cette faim qui plane juste avant son assouvissement, dans l’or de la polenta bouillante.
Longhi ne peindra plus jamais de Jupiter. Il a choisi la polenta.